« L’oubli est initial. C’est l’amnésie propre à l’enfance. Pour redoubler la difficulté de cette défection, cette amnésie initiale elle-même est double. Deux amnésies errent en nous : l’origine et l’enfance. »

Pascal Quignard, Petit traité de Méduse.

Quiconque s’est retrouvé, un jour, devant le travail de Charlotte Herben, n’a pas manqué d’être requis, troublé, par l’insolite de la rencontre, comme si, dans ce qui se donnait à voir, souvent un assemblage de matériaux, doublé d’un assemblage de règnes – végétal, minéral, animal – suscitant un assemblage d’idées, de sensations, sinon même de souvenirs, quelque chose se donnait au regard, et, tout à la fois, le tenait captif, l’interdisait, lui intimait de ne pas aller au-delà de la vue, répétant dans le silence de son apparition le mot célèbre du Christ à Marie-Madeleine : « Noli me tangere ».

Ainsi de tel morceau de bois, dont la forme suggestive attire le regard, et, déjà, soulève la commissure des lèvres, avant que sa réplique de plâtre n’en détourne les yeux pour corroborer d’abord l’association et, dans le même mouvement, la détruire, et provoquer, soudain, une grave méditation (« Bois et son autre ») : quelque chose, là, se donne, d’intrigant, peut-être d’essentiel tant son étrangeté paraît familière, et, tout à la fois, reflue. Il y a, dans l’assemblage des matériaux, autant que dans les images qui se lèvent et, bientôt, s’affrontent en esprit, une présence qui suscite une absence. Ce qui, là, me regarde m’interroge et m’échappe. Cela s’est déposé dans l’immédiateté de la rencontre paradoxale, et, comme dans le récit d’anamnèse de la Recherche, il faut aller le chercher en soi désormais.

Ainsi, tel buste de plâtre dont l’un des seins est une prothèse de bois qui semble avoir été ramassée sur le bord de la route suscite l’énigme, produisant, par l’amalgame des matières, un furieux « effet de réel » (« Sans titre ») ; ou bien telles branches affublées d’une collerette de porcelaine qu’un esprit facétieux semble avoir déposé là pour le seul plaisir de surprendre requièrent soudain l’attention parce que l’interrègne soudain a soulevé le sème royal et que quelque chose d’ancien, de collectif, se trouve convoqué (« Fraises ») ; ou bien encore telle série de culottes de porcelaine débordant de chevelures de tout poil fait songer tout d’abord à une farce dada, mais bientôt, c’est autre chose qui surgit, de la variété sérielle, autre chose de concomitant et de pluriel, l’horreur historique, le désastre, ou bien quelque drame intime où la féminité se réfléchit (« Trophées »). L’humour, certes, n’est jamais loin, mais d’où vient qu’il se double pour nous d’une réflexion grave, et qu’une forme de tragique ne manque pas d’y poindre, et toujours, au sein de l’humour même ?

Dans Petit traité sur Méduse, Quignard écrit : « J’ai la mémoire de ce dont je ne me souviens pas ». Charlotte Herben aussi a la mémoire de ce dont elle ne se souvient pas. Mais elle triomphe de l’oubli par l’oubli, en convoquant des souvenirs – idéels ou formels – pour mieux les révoquer, témoignant de leur insuffisance, parce que quelque chose en eux voudrait se réjouir, parce que ce qui importe à l’artiste ce ne sont pas les souvenirs, mais ce que les souvenirs ne disent pas, et même, voudraient taire, et dont pourtant elle conserve la mémoire. Aussi son œuvre se donne-t-elle à voir comme un ensemble de vestiges, de traces, de reliques ; et qu’elle pourrait dire encore, avec Pascal Quignard : « Soudain, je suis un reliquaire dont la relique s’évade, qui semble consentir à revenir, et qui fuit ».

Des reliques ou des anti-reliques ? La relique – de reliquus, « restant » –, à l’origine, était le « fragment du corps d’un saint (ou objet associé à la vie du Christ ou d’un saint) auquel on rendait un culte », plus tard un « objet témoignant d’un passé auquel on attache moralement le plus grand prix ». Or, si un Christ en croix rappelle, certes, discrètement, le thème religieux et suggère la permanence d’une certaine forme de sacré, mais d’un sacré au second degré, les objets qui composent le reliquaire de Charlotte Herben sont des objets de tous les jours, appartenant au monde profane : vêtements (« Cerf-volant », « La côte d’Adam »), mobilier (« Jeu des chaises », « Urinoir »), véhicule (« Caravane »), jouets (« Peluche »). Pour autant, ce sont bien des reliques d’une activité passée (les collerettes convoquent les décollations de la Révolution), d’un geste perdu (les cockrings suggèrent l’acte sexuel), d’un corps disparu (les culottes des « Trophées »), des reliques où le profane se conjoint au profané (ainsi de telle robe rouge, posée au sol, sans titre, avec deux traces de main à l’entour d’elle). Doubles reliques, même, quand elles associent le bois (l’artiste trouve ses formes dans la forêt) ou les cheveux. Le végétal, l’animal/l’humain, le minéral : l’interrègne. A quelque chose, ici, dans l’obscur, est rendu un culte, quelque chose auquel l’artiste, et le regardeur avec elle, « attache le plus grand prix ». Dans les « Fraises », c’est le col blanc plissé, ancien, empesé que reproduit la porcelaine qui nous met sur la piste : de quelle royauté passée témoigne-t-il, et qui n’est plus ?

Pour autant, les reliques ici assemblées ne sont pas des reliques au sens plein, mais des traces de ces reliques, traces qui se donnent pour telles, dans l’intuition de ce qu’elles sont. Car le geste de Charlotte Herben, geste plastique, est un geste interrogatif, et ce qu’il interroge est ce qui le suscite, geste assumé, geste fait, mais attentif à son mystère.

« Ce que l’on voit n’est pas ce que l’on voit », écrivait Daniel Arasse dans On n’y voit rien. Et certes, charlotte Herben ne manque pas de le suggérer, usant de souches pour figurer des cous autour desquels arborer des « Fraises », de branches pour que s’y enfilent des « Cockrings », proposant un « Bois » suggestif avec son « autre » en céramique, geste suffisant pour susciter la forme et suggérer non pas l’invisible – que la pensée reconstitue –, mais l’invu – qui lui échappe tout en la requérant, et que draine avec elle la forme.

Le sexuel, certes, n’est jamais loin. Dans « L’objet floral », qui pourrait apparaître comme une exception dans l’exposition à laquelle elle participait au Génie de la Bastille, en avril 2022, exception dans laquelle se mêle figuration du corps humain (l’objet a la forme de plèvres) et motifs végétaux (tiges ou racines torses, microflores), la forme « se lève » enfin, selon l’expression des Goncourt, dans son écart, la plèvre suscitant les lèvres, ou plutôt l’en-deçà des lèvres, appareil féminin renversé – objet floral, certes.

Le sexe, la mort. Chacun des objets la suggère : poumons cancéreux de « L’objet floral », décollations des « Fraises », disparitions des corps à l’exception de ce qui les a vêtus (culottes), résiste à la décomposition (cheveux, poils) dans la série des « Trophées ». « Plus l’écriture est profonde, écrit Jude Stéfan, plus elle touche à la mort, à l’inconscient, au sexe. » L’écriture plastique de Charlotte Herben est profonde, et elle touche à la mort, à l’inconscient, au sexe. Elle remue, déplace, remue parce qu’elle déplace, et par ce qu’elle suscite, convoque, par ses déplacements.

Cette écriture plastique n’est pas exempte d’humour, comme nous l’avons souligné plus haut. Ainsi, de « Bois et son autre », que nous avons déjà interrogé, et qu’on ne manquera pas de voir comme une vulve au clitoris fier et menaçant, telle une corne de rhinocéros. Mais l’humour n’est jamais le dernier mot de l’œuvre. Ainsi, l’autre du bois – du bois charmant, de la forêt, et qui en est réellement issu (Charlotte trouve ses formes dans la forêt, qui agit comme une matrice) – insiste-t-il sur la forme trouvée : « Ce n’est pas une vulve. C’est une forme plastique. Chacun y voit ce qu’il veut. » Quant aux « Cockrings », ils peuvent, certes, apparaître comme des trophées à l’envers, puisqu’ils s’enfilent sur des bois – qui, par contiguïté, conduisent à la ramure des cervidés –, ou comme de véritables trophées féminins, attributs des partenaires suggérés, qui devaient en user pour réfréner l’afflux de sang, la folle excitation suggérée. Mais, ici, pour la branche qui les supporte, de belle taille, leur fonction ne sert à rien. La branche restera raide, manière de suggérer l’absence de rival – de même, au fond, qu’une certaine insatisfaction, peut-être foncière.

Enfin, si le corps est partout suggéré, dans sa vitalité sexuelle et dans sa précarité, sa fragilité, il est toujours absent. Comme si ne pouvait se dire que son absence, son retrait, sa disparition. Ou comme si c’était l’invisible du corps que ces déplacements plastiques suggéraient, son secret.

« L’homme est celui à qui une image manque », écrit encore Quignard, dans Le Sexe et l’effroi. Les formes de Charlotte Herben, dans son travail sur la céramique, les techniques mixtes ou à travers ses installations (https://www.charlotteherben.com), et que nous percevons comme autant de reliques, de traces, de vestiges, semblent nous parler d’une scène ancienne, si ce n’est même, souvent, de la scène d’avant ce qui nous est donné à voir. Au-delà de l’anecdote suscitée, par elle, par ce que l’artiste en fait, par ce qu’elle noue, dans l’interrègne, dans le passé suscité, dans l’archaïque déplacé, convoqué, la forme trouvée semble faire signe vers l’image manquante, vers la « chose même », vers Rien.

Nicolas Servissolle